«Il est écrit où le dogme selon lequel un entrepreneur ne peut pas être humaniste ?» : à 43 ans, Philippe Barre, fondateur de Darwin, projet urbain ayant jeté les bases à Bordeaux d’un modèle inédit de développement économique durable, défend les «bâtisseurs» contre les «bétonneurs».
Patrons de start-up, employés d’entreprises en co-working, responsables d’une ferme urbaine, clients du restaurant bio, touristes en goguette et prochainement mal-logés accueillis en logements d’urgence… l’espace Darwin, sur la rive droite à Bordeaux, est en perpétuelle ébullition.
Tout commence en 2006 lorsque Philippe Barre, patron d’une agence de communication bordelaise, cherche un lieu de travail à partager, avec l’idée de mutualiser cantine et espaces de détente. «Ce n’était pas révolutionnaire, cela existait à Berlin, Bruxelles ou Londres», raconte le quadragénaire, baskets et sac à dos.
Il découvre en bord de Garonne la caserne Niel, une trentaine d’hectares en friche abandonnés par les militaires en 2004. Mais le lieu suscite les convoitises, notamment des promoteurs immobiliers.
Sa chance viendra de la candidature, finalement malheureuse, de Bordeaux comme Capitale européenne de la culture en 2008. Il présente un projet baptisé «Darwin» qui retient l’attention du président du jury et aiguise la curiosité du maire Alain Juppé.
Ce ne sont plus 2.000 m2, comme demandés dans le projet, qui sont alors proposés à Evolution, l’incubateur lancé pour l’occasion, mais 20.000 m2 ! Un fonds d’investissement est créé et Philippe Barre met dans l’affaire 1,5 million d’euros, hérités de ses parents gérants de supermarchés en Gironde.
Huit ans plus tard, Darwin est devenu le «premier espace de co-working de France» : 190 entreprises «vertes et créatives», dont une vingtaine de start-ups en pépinière, génèrent 70 millions d’euros de chiffre d’affaires ; 500 personnes y travaillent, dont 200 sur des postes créés…
Parallèlement, vingt associations y ont leur siège, soit 5.000 adhérents, et une centaine sont accueillies pour des événements ; le skatepark fédère 2.000 adeptes et le restaurant bio sert 12.000 couverts par mois…
L’idée de départ d’associer sur un même site entreprises innovantes, espaces de détente, acteurs associatifs, tout en privilégiant l’économie circulaire, la mutualisation des compétences et la gestion durable — 80% de déchets recyclés, émissions de gaz à effet de serre par salarié divisées par cinq, énergies renouvelables — est restée intacte.
Cette mixité bouscule d’ailleurs les habitudes. «Pour les sphères de l’immobilier et de l’entreprise, nous sommes des doux rêveurs», explique l’entrepreneur, membre du Centre des jeunes dirigeants (CJD). «Et pour les sphères écolo et culturelles, nous sommes de dangereux requins repeints en vert !», sourit-il.
«C’est terrible, en France, de ne pas penser qu’il peut y avoir un entrepreunariat responsable, local et inclusif», défend ce passionné de surf qui se dit attaché aux valeurs de travail et d’engagement transmises «de façon informelle» par sa famille.
Pas de bureau, pas d’ordinateur, des rendez-vous donnés dans la salle du restaurant… Il y a un style Philippe Barre. «C’est son charme, il n’est pas enfermé dans la gestion du quotidien, mais c’est très chiant pour les autres !», rigole Jean-Marc Gancille, 45 ans, ex-directeur développement durable chez Orange et co-fondateur de Darwin.
«C’est vrai que dans l’imaginaire bordelais, il est l’entrepreneur tête brûlée et je suis le militant écologique», dit-il, insistant toutefois sur la dimension «collective» du projet avec quatre associés à la tête de la maison-mère.
En 2015, Darwin a reçu 300 délégations de toute la France (élus, urbanistes, architectes, entrepreneurs…) venues étudier le phénomène. «Je leur dis de trouver l’acteur local capable de porter ce genre de projet», insiste Philippe Barre, pour qui «le service public doit accompagner, plutôt que faire, car il n’a pas l’agilité nécessaire».
Agilité, empirisme, connections : voici les maîtres-mots de Philippe Barre qui, en choisissant le naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882), père de la théorie de l’évolution, comme figure tutélaire assure que «l’adaptation est la meilleure façon de surmonter les obstacles».
«On part des acteurs, des besoins d’activités et après on amène la ville. On redonne le +droit de ville+ aux bâtisseurs et non aux bétonneurs», s’enthousiasme-t-il. «Et on évite la France moche !»
AFP