Suzanne BAAKLINI | L’Orient Le Jour
Le plan gouvernemental présente des zones d’ombre et les tractations avec les municipalités et les forces politiques locales des deux régions concernées se poursuivent.
Le dernier-né des plans gouvernementaux pour une sortie de crise au niveau des déchets n’a rien à envier à ses prédécesseurs, en matière de flou dans les décisions et de propositions controversées. Pour ne rien changer, l’incertitude entoure toujours la date de mise en application du plan, du fait que les concertations sur les incitations financières avec les municipalités des deux régions (Bourj Hammoud au nord de Beyrouth et Costa Brava au Sud), devant accueillir les décharges, se poursuivent.
L’objectif des autorités semble toutefois plus clair : après une crise qui a empli les rues de déchets pour une période exceptionnellement longue, elles imposent une nouvelle fois des solutions très centralisées, des décharges côtières, littéralement sur la mer, pour quatre ans, auxquelles devront succéder des incinérateurs, pour lesquels les appels d’offres ont déjà été lancés par le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR). Quoi de plus opportun ?
Une nouveauté cependant : le gouvernement a donné hier un signe qu’il n’hésiterait pas à employer la force, cette fois, pour faire appliquer son plan. Le Premier ministre Tammam Salam a présidé une réunion de sécurité à cet effet au Grand Sérail, en présence des ministres de l’Intérieur Nouhad Machnouk et de la Défense Samir Mokbel, ainsi que de plusieurs responsables de sécurité. Selon le communiqué publié à l’issue de la réunion, M. Salam a demandé aux forces de l’ordre d’accompagner la mise en application du plan des déchets et « de prendre toutes les mesures nécessaires afin d’empêcher toute tentative de porter atteinte à l’ordre public ». Pourquoi cette option de recours à la force pour un gouvernement qui semblait, au préalable, céder aux pressions populaires qui rejetaient les sites de décharges ?
Un prix à la tonne… fantôme
Interrogé sur le début de la mise en place du plan gouvernemental, le ministre de l’Agriculture Akram Chehayeb affirme à L’Orient-Le Jour qu’il ne peut avancer de date tant que les pourparlers se poursuivent avec les municipalités devant accueillir les deux grandes décharges, des pourparlers qui tournent autour des « incitations financières » que les autorités peuvent leur apporter. Il précise cependant que « l’investissement des terrains qui seront gagnés sur la mer sera accordé à ces municipalités, bien qu’ils soient des biens-fonds maritimes publics ».
Que prévoit exactement ce plan ? « Au niveau de Bourj Hammoud, nous comptons réhabiliter l’ancien dépotoir, un travail qui commencera dès le début de la mise en place du plan, dit-il. Pour la réhabilitation et pour la construction d’un brise-lames, des appels d’offres seront lancés. Parallèlement, nous ouvrirons une cellule pour les déchets anciens qui découleront du tri de cette ancienne montagne. Dans le site du Costa Brava, nous construirons également un brise-lames ainsi qu’un centre de tri et de traitement sur place. Pour Bourj Hammoud, c’est le centre de tri de la Quarantaine qui sera utilisé. »
Notons que la décharge de Bourj Hammoud devra accueillir quelque 1 200 tonnes par jour venant du Kesrouan, du Metn et d’une partie de Baabda, alors que la décharge de Costa Brava devra recevoir quelque 1 100 tonnes par jour. Les ordures du Beyrouth administratif seront divisées entre Saïda et les deux autres décharges (une centaine de tonnes chacune). Aucune solution n’a encore été trouvée pour les détritus du Chouf et d’une partie d’Aley. Et le plan ne dit rien non plus des régions hors de Beyrouth et du Mont-Liban.
Les déchets empilés dans les rues, qui sont autour de 280 000 à 320 000 tonnes selon le ministre, seront transportés à la décharge de Naamé comme prévu, dans la dernière cellule encore ouverte. Évidemment, M. Chehayeb est incapable d’avancer une date pour le début de la collecte. « J’aurais aimé que ce soit hier plutôt qu’aujourd’hui, mais toutes les composantes de ce plan seront mises en application simultanément », dit-il. La contestation à la réouverture de cette décharge (dont la fermeture en juillet a entraîné la crise qui dure depuis) est cependant toujours d’actualité… « Qu’on me donne d’autres options », répond-il.
Le ministre refuse de répondre aux questions financières, sur le coût global du plan comme sur le prix par tonne, arguant du fait que « cette question relève du ministère des Finances » et qu’il n’a pas les réponses jusque-là. Comment se peut-il qu’un plan gouvernemental soit conçu et annoncé à la population sans que des informations aussi essentielles ne soient divulguées ? Pour Ali Darwiche, président de Green Line, cela incite aux soupçons (selon lui, des sources évoquent déjà des prix astronomiques pouvant dépasser les 170 dollars par tonne). Plus encore, se demande-t-il, comment l’État accepte-t-il de charger les compagnies Sukleen et Sukomi de l’exécution de son plan, alors qu’il a résilié leur contrat depuis l’été et qu’elles devront bientôt être entendues par le parquet financier ?
Interrogé sur les critiques concernant la reprise du contrat avec Sukleen et Sukomi alors que ces compagnies, qui ont assuré la collecte et le traitement des déchets de Beyrouth et du Mont-Liban durant dix-huit ans, sont convoquées par la justice sur des soupçons de non-respect de leurs contrats, M. Chehayeb rétorque : « Ces compagnies sont les seules à pouvoir s’acquitter de cette tâche pour le moment, et ce sont les seules qui ont accès à Naamé. Elles effectueront le travail durant deux mois, le temps que les appels d’offres aboutissent et que d’autres compagnies soient choisies. »
À la question de savoir pourquoi une durée de quatre ans a été fixée, M. Chehayeb assure que c’est la période nécessaire pour effectuer les études en vue de la construction d’usines pour le « Waste to Energy », une technique visant à récupérer les gaz du traitement des déchets et en faire de l’énergie. Le ministre a parlé de transformation des ordures en combustible (« Refused Derived Fuel »). Une technique très controversée et une bataille en perspective avec la société civile…
« Exiger des appels d’offres transparents »
Alors que la contestation ne semble pas tout à fait éteinte du côté de Choueifate (ville où tombe le littoral de Costa Brava), à Bourj Hammoud, le parti Tachnag, principal force politique sur le terrain, devrait se réunir mercredi pour décider de la démarche à suivre, suivant la chaîne OTV. Le député Hagop Pakradounian a précisé, dans un entretien à La Voix du Liban, que « de nombreuses zones d’ombre persistent », soulignant que « le projet adopté en commission ministérielle ne correspond pas au plan annoncé par le Conseil des ministres ». Il souligne en outre qu’une usine permanente de traitement des déchets est refusée dans la région.
La contestation au plan ne vient pas que de la rue, mais de certaines forces politiques au sein du gouvernement. Albert Kostanian, conseiller du président du parti Kataëb Samy Gemayel, affirme que les ministres du parti « ont approuvé le plan par sens des responsabilités, parce qu’on ne peut pas garder les déchets dans la rue, mais ils ont émis plusieurs réserves ».
M.Kostanian souligne que le parti aurait préféré un plan qui donne à chaque caza le soin de désigner un site de décharge et d’usine de traitement. « Cela aurait fonctionné, parce que personne, aujourd’hui, ne veut supporter les déchets des autres, dit-il. Et nous aurions préconisé d’enfouir un maximum de 10 à 15 % de déchets inertes. Il existe des centaines de sites dégradés de carrières dans les régions qui auraient pu être réhabilités de cette manière. » Les ministres Kataëb ont cependant approuvé un plan de grandes décharges… « Notre responsabilité est de faire en sorte que la catastrophe soit limitée, répond-il. Le principal défi, aujourd’hui, est d’ôter les ordures des rues. »
Un autre point flou sur lequel le parti a émis des réserves est l’appel d’offres pour remplacer Sukleen et Sukomi. « Il est vrai que le texte de la décision parle de deux mois de délai, mais il confie cette tâche au CDR, sans le contraindre à revenir vers le Conseil des ministres, dit-il. Nous aurions préféré avoir un droit de regard sur ce processus. Notre prochaine bataille sera d’exiger des appels d’offres suivant des cahiers des charges qui répondent à des standards acceptables.»
C’est le littoral qu’on assassine…
Par ailleurs, l’une des plus grandes critiques adressées aujourd’hui à ce nouveau plan gouvernemental est l’établissement de décharges sur le littoral, dont la construction impliquera le remblayage de la mer. Ali Darwiche parle de « privatisation » et de « gaspillage de deniers publics ». En clair, rien de moins que de nouveaux empiètements sur le domaine public maritime. « On nous dit que les municipalités vont en avoir le droit d’investissement ? Pour faire quoi ? Je crois plutôt que ce sera divisé entre forces politiques », dit-il.
L’écologiste revient sur les multiples dangers d’un remblayage de superficies aussi étendues dans la mer, qui plus est pour l’enfouissement de déchets. « Outre la pollution résultant inévitablement des déchets, il faut savoir que le remblayage ne se fait pas par les seuls détritus : il faudra compter les remblais venant des montagnes, fait-il remarquer. Combien de carrières faudra-t-il exploiter pour effectuer ces travaux ? »
Le remblayage, rappelle l’écologiste, signifie également la perte irréversible de la vie marine, avec la destruction des planctons sur la côte (micro-organismes à la base de la chaîne alimentaire des poissons) et les changements dans les courants marins.
Sans compter les entorses aux conventions internationales. « On parle beaucoup de la convention de Barcelone pour la protection de la Méditerranée, dont le Liban est signataire, et dont il ne respecte certainement pas les engagements par l’établissement de décharges côtières, explique Ali Darwiche. Mais le Liban, par ces décharges sans tri au préalable, qui dégagent de grandes quantités de méthane, n’honore pas non plus ses engagements de réduire ses émissions de gaz à effet de serre en vue de combattre le changement climatique. Sans compter que de telles émissions de gaz méthane près de zones peuplées ne peut qu’être source de multiples dangers. »
Que peut faire la société civile face à ce qu’elle considère comme un plan aussi risqué à tous les niveaux ? « Je crois que nous n’aurons d’autre choix que d’opter des plaintes déposées en justice contre tous les responsables de cet état de fait », répond-il.