Un barrage sur la Vjosa noierait ses terres, laisserait le choix entre exode et misère, détruirait l’écosystème: Kut ne veut pas être sacrifié sur l’autel du « tout hydroélectrique » et de l’indépendance énergétique de l’Albanie.

Seules les maisons surnageraient au bord d’un lac formé par l’ouvrage de 25 mètres à Poçem, prévu à quelques kilomètres en aval. Le reste, céréales, oliviers, cimetière, serait englouti. « Cette rivière va enterrer les vivants et les morts », dit Enver Vasilaj, 93 ans, doyen du village de 1.200 habitants, à 170 km au sud de Tirana où l’on arrive en passant un col par une piste.

« Ici, une malédiction dit: +Que ta tombe soit noyée+ », raconte Dilaver Murataj, 65 ans, responsable du cadastre. Même quand on émigre en Suisse ou aux Etats-Unis, on ne vend pas ses terres, explique-t-il: « C’est une grande offense ».

En mai, malgré la mobilisation de Kut et d’autres communes, le ministère de l’Energie a confirmé le projet de 100 millions d’euros, confié à deux compagnies turques.

Multiplier les barrages est un choix stratégique: Olsi Nika, de l’association EcoAlbania, recense « 178 contrats de concession pour quelque 502 nouvelles structures hydro-électriques dans le pays ». Désastre écologique, selon lui. Nécessité économique, rétorquent les autorités.

« Un pays en développement ne peut être un musée. L’hydroélectricité présente des inconvénients, mais tout développement a un coût pour l’environnement », dit à l’AFP le ministre de l’Energie, Damian Gjiknuri.

Autrefois autosuffisante, l’Albanie n’assure que 70% de ses besoins en électricité, détaille-t-il. Les coupures ont longtemps été quotidiennes. Dans un rapport de 2015, l’Agence américaine d’aide au développement (USAid) estimait que « la demande en énergie en Albanie devrait augmenter de 136% » d’ici 2030.

Pour les autorités, le système fluvial de ce pays montagneux est la solution évidente. Seulement « 30 à 35% du potentiel hydroélectrique de l’Albanie a été jusqu’à présent exploité », selon l’IHA (International Hydropower Association). N’est véritablement optimisée que la Drin, plus grand cours d’eau.

Avec des barrages, « l’Albanie pourrait augmenter son influence dans le marché régional de l’énergie, en renforçant sa propre sécurité énergétique », poursuit l’IHA qui note que les « préoccupations sociales et environnementales ont eu un effet dissuasif sur les projets majeurs ».

Dans son malheur, Kut a une chance: de la Grèce à l’Adriatique 270 km plus loin, la Vjosa est considérée par les scientifiques comme la dernière rivière sauvage d’Europe, hors de Russie. Ce qui attire l’intérêt des écologistes et de l’UE.

« Nous allons tenter de convaincre nos amis » que c’est « une chance pour le tourisme de maintenir les rivières uniques des Balkans dans leur état naturel, plutôt que de construire patrout des centrales hydroélectriques », dit à l’AFP le député allemand Knut Fleckenstein (SPD, social-démocrate), envoyé du Parlement de Strasbourg en Albanie, candidate à l’UE.

Pour l’Allemand Ulrich Eichelmann, de l’association Rivers Watch, la politique énergétique albanaise ne consiste qu’à « construire des barrages partout », sans considération pour le solaire ou l’éolien.

Autre solution, lutter contre le gaspillage dans un pays où lever la tête suffit pour constater les branchements sauvages massifs. Selon Knut Fleckenstein, les Albanais « perdent 30 à 50% de leur énergie à cause du mauvais réseau. Ils n’ont pas besoin de prendre chacune de leurs rivières. »

Kut refuse une défaite qui serait « une mort morale, une mort financière », dit le chef du village Besnik Murataj, 54 ans. Ses habitants ont manifesté à Tirana aux cris de « Nous sommes prêts à donner notre vie mais on ne donnera pas la Vjosa! », veulent aller à Bruxelles, pétitionnent, vont attaquer en justice. Le maire du district de Mallakastra, Agron Kapllonaj, 48 ans, exige que soit demandé leur « avis aux habitants et à l’administration locale ».

Aucun ingénieur ni fonctionnaire ne s’est encore manifesté, aucune date de début des travaux n’a été annoncée.

Sur son tracteur, Rahit Shehu, 65 ans, dit avoir appris à la télévision que ses terres étaient menacées. Il serait dédommagé un euro le m2: « A ce prix là, je n’achète même pas l’essence pour mes tracteurs. »

« On résistera jusqu’à la fin. On restera. On bloquera les routes », prévient Besnik Murataj qui ne veut pas entendre parler d’indépendance énergétique: « Nous aussi on a nos besoins! Nous aussi on a notre pauvreté! Nous aussi on a notre misère! »

 

AFP- Par Briseida MEMA et Nicolas GAUDICHET

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