En avril 2015, Laurent Charles, qui s’occupe des mollusques au Muséum de Bordeaux, est parti explorer la biodiversité de l’ île de Mayotte, dans l’océan Indien. Les îles sont souvent des hauts lieux de la biodiversité des mollusques terrestres, et un chercheur expérimenté ne rentre jamais bredouille en termes de nouvelles espèces, souvent des tout petits escargots. Au cours de ses recherches, Laurent trouva un petit ver bizarre d’une couleur extraordinaire, bleu vert mordoré. Il eut tout de suite la bonne idée de faire des photos sur place, et bien sûr, de récolter quelques spécimens.
En 2018, nous avons fait une grande enquête sur les Plathelminthes (ou vers plats) à tête en forme de marteau, basée sur une recherche de science participative, c’est-à-dire que les particuliers nous ont envoyé des photos de vers trouvés dans leurs jardins, en France métropolitaine, mais aussi dans les départements d’outre-mer.

Dans ce travail de 2018, nous avons aussi rapporté l’existence de ce ver et sa présence à Mayotte. Aucune espèce au monde n’ayant cette couleur extraordinaire, nous avions bien la prémonition que c’était une espèce inconnue de la science. Nous avons aussi fait une analyse moléculaire du gène codant pour la première sous-unité de la cytochrome c oxydase, ou cox1, un gène mitochondrial très utilisé pour le « barcoding » ou codage à barres de l’ADN des animaux.

En effet, à chaque espèce animale correspond une séquence de cox1, qui lui est caractéristique. Pour cette espèce, le barcode était bien différent de tous ceux qui sont connus dans ce groupe des Bipaliinae, ou « vers plats à tête en forme de marteau ».
Mais la description formelle d’une espèce demande beaucoup plus de détails, sinon elle ne sera pas reconnue par la communauté scientifique. Nous avons donc appelé cette espèce de Mayotte : Diversibipalium « bleu ». Pour un spécialiste, ce nom, malgré ses sept syllabes et son apparence de sérieux, montrait bien l’étendue de notre ignorance. En effet, le genre Diversibipalium a été créé pour ranger les espèces qui ressemblent à des Bipalium (un genre bien connu de vers plats à tête en forme de marteau), mais pour lesquelles on ne connaît pas l’anatomie des organes sexuels. Une espèce de fourre-tout, justifié par le fait que souvent ces espèces abandonnent la reproduction sexuée – ce qui embarrasse bien les chercheurs. Et « bleu », qui n’est pas un mot latin, signifiait que nous ne pouvions pas donner un nom latin, donc pas vraiment nommer la nouvelle espèce.

Génomes mitochondriaux
À partir de 2018, nous avons commencé à collaborer avec Romain Gastineau, chercheur français à l’Université de Szczecin en Pologne, et spécialiste des génomes mitochondriaux. Le génome mitochondrial est le code utilisé par les mitochondries, des petits organites présents dans toutes les cellules. Il y a beaucoup d’information dans un génome mitochondrial. Par exemple, pour Homo sapiens, le génome a une taille de 16.569 bases nucléotidiques. Chez les vers plats, c’est autour de 15.000 bases. Ces génomes mitochondriaux sont plus faciles à analyser que le génome des noyaux (3,2 milliards de bases pour Homo sapiens). Avec Romain, nous avons commencé à décrire les génomes mitochondriaux de plusieurs vers plats envahissants, comme le très médiatique ver plat de Nouvelle-Guinée Platydemus manokwari, ou le ver plat à tête en forme de marteau Bipalium kewense.
Le groupe frère des autres vers plats à tête en forme de marteau
Nous n’avions que peu de spécimens de notre Diversibipalium « bleu », mais nous avons tout de même décidé d’en détruire un pour extraire son ADN et caractériser son génome mitochondrial. Et là, surprise, ce mitogénome était très différent de ceux de tous les autres Bipaliinae, ou « vers plats à tête en forme de marteau » pour lesquels nous avions des informations.

En fait, dans nos analyses, Diversibipalium « bleu » était le groupe frère de tous les autres Bipaliinae. Qu’est-ce qu’un groupe frère ? C’est une espèce qui a une origine commune avec tout un groupe d’autres espèces. Avant que ne se répande l’usage de la cladistique dans les années 1980, une science qui permet de ranger les espèces selon une méthode rigoureuse, certains auraient peut-être appelé cette espèce « l’ancêtre des Bipaliinae », ce qu’elle n’est certainement pas.

Le nom mayottensis : est-il bien choisi ?
Dans un article publié début 2022, nous avons donc décidé de donner un nom à cette espèce, et nous avons tout simplement choisi mayottensis, ce qui signifie dans le latin de cuisine des scientifiques « qui vient de Mayotte ». Nous l’avons gardée dans le genre Diversibipalium, puisque nous n’avons pas pu décrire ses organes sexuels, mais nous avons remarqué qu’il faudrait peut-être bien un jour lui donner un nom de genre nouveau.

Nous avons donc maintenant une espèce Diversibipalium mayottensis, avec son nom latin tout à fait officiel, et sa position très intéressante dans un arbre des vers plats, comme groupe frère des autres Bipaliinae.

En dépit de ce nom, Diversibipalium mayottensis vient-elle vraiment de Mayotte ? Probablement pas ! Mayotte est une île volcanique relativement jeune, âgée d’à peine quelques millions d’années, et il n’est donc pas question que cette petite île héberge depuis très longtemps le groupe frère de tous les Bipaliinae. L’espèce vient donc d’ailleurs. Il n’y a pas de vers plats à tête en forme de marteau en Afrique continentale, mais ils sont communs en Asie et à Madagascar.

Pour une autre espèce, Humbertium covidum, que nous avons aussi décrite en 2022 et qui a été trouvée en France et en Italie dans des jardins, la situation était plus simple : il nous est paru évident qu’elle avait été récemment importée en Europe depuis l’Asie, probablement dans des plantes en pot, en relation avec la mondialisation. C’est clairement une espèce introduite.
Pour Diversibipalium mayottensis à Mayotte, l’origine malgache nous paraît bien plus probable. En effet, Mayotte et Madagascar ont été en contact historique durant des siècles, et il suffit que quelques voyageurs aient apporté dans leurs bateaux traditionnels des plantes vivantes pour avoir aussi importé l’espèce.

Nous supposons donc que Diversibipalium mayottensis est en fait une espèce de Madagascar, qui a été amenée à Mayotte il y a quelques siècles, où elle est bien installée. Cela correspondrait bien avec cette hypothèse d’un groupe d’espèces de Madagascar, qui seraient le groupe frère des Bipaliinae d’Asie, et qui auraient évolué séparément sur la Grande Île.

Espèce envahissante ou endémique de Mayotte ?
Si notre hypothèse est juste, Diversibipalium mayottensis est donc une espèce introduite à Mayotte, et si on confirme qu’elle est largement répandue, on pourrait la faire passer dans la catégorie des EEE, les « espèces exotiques envahissantes ». Mais voilà, l’est-elle vraiment ? C’est ici que l’hypothèse de quelques siècles d’introduction à Mayotte prend toute son importance.

En effet, il n’est pas facile de classer les espèces introduites depuis plusieurs siècles dans un territoire et bien établies. Pour Diversibipalium mayottensis, que faudrait-il conclure ? Espèce introduite, donc à combattre pour éviter qu’elle ne perturbe l’ équilibre écologique de l’île, ou au contraire espèce connue nulle part ailleurs, intéressante par sa position phylogénétique, et donc à protéger ? Nous penchons plutôt vers la protection.
Que faire pour mieux interpréter cette présence de Diversibipalium mayottensis à Mayotte ? Récolter des vers plats à Madagascar, et retrouver son lieu d’origine, ou des espèces voisines. Mais tout cela est peut-être encore plus compliqué : Madagascar a été peuplée par des peuples Austronésiens, et la faune des vers plats de Madagascar a peut-être été amenée en partie d’Asie, par ces peuples, il y a un ou deux millénaires. Le passé de Diversibipalium mayottensis est probablement complexe, et inextricablement lié aux migrations humaines.

Publisher: Lebanese Company for Information & Studies
Editeur : Société Libanaise d'Information et d’Etudes
Rédacteur en chef : Hassan Moukalled


Consultants :
LIBAN : Dr. Zaynab Moukalled Noureddine, Dr Naji Kodeih
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