Entre 1950 et 1990, 200.000 fûts contenant des déchets radioactifs ont été jetés dans l’océan Atlantique, sans qu’aucune surveillance ne soit mise en place. Deux missions sont actuellement en préparation pour faire l’état des lieux sur une éventuelle pollution radioactive des fonds marins.
Nos océans sont remplis de déchets d’origine humaine. Si l’on pense immédiatement à la pollution plastique, malheureusement bien visible, il en existe une autre, cachée à l’abri des regards, sur le fond océanique. Il s’agit de déchets radioactifs, empaquetés dans des fûts métalliques étanches, qui ont été jetés à la mer entre les années 1950 et 1990.
Armement, énergie, médecine, industrie : la vaste utilisation de la technologie nucléaire
La période d’après-guerre a vu la rapide expansion de la technologie nucléaire, dans de nombreux secteurs. Armement et énergie bien sûr, avec la construction des premiers réacteurs nucléaires, mais pas seulement. La médecine ainsi que l’industrie ont également largement bénéficié de l’avancée des connaissances dans ce domaine. Les radiographies médicales ou l’utilisation de traceurs radioactifs ont d’ailleurs entrainé des progrès significatifs en médecine. Du côté de l’industrie, les utilisations sont également très nombreuses. La technologie nucléaire est par exemple utilisée pour stériliser certains aliments, par irradiation.
Toutes ces utilisations nécessitent l’emploi de quantités variables de matériel radioactif et produisent des déchets. Si la majorité de ces déchets proviennent de l’industrie nucléaire pour la génération d’énergie, tout objet ayant été en contact avec une source radioactive est également considéré, à la fin de son utilisation, comme un déchet radioactif, du fait de sa contamination. La technologie nucléaire produit donc des déchets de nature très variées, des cendres du combustible nucléaire de très haute activité radioactive, aux gants utilisés par les médecins lors des scintigraphies, qui sont de très faible activité.
200 000 fûts de déchets radioactifs jetés à la mer
Au début des années 1950, les différents pays ont vite été confrontés au problème de la gestion de ces déchets qui ne cessaient de s’accumuler. Certains déchets contenant des radionucléides à vie longue nécessitent par ailleurs une gestion sur le très long terme, dans un environnement sécurisé pour éviter toute fuite radioactive. Face à cette problématique, l’environnement marin profond est rapidement apparu comme une solution pour se débarrasser de ces déchets encombrants. D’autant plus que ce milieu, situé à plus de 4.000 mètres de profondeur, était alors considéré comme désertique et sans vie.
Pendant 40 ans, les États-Unis et plusieurs pays d’Europe ont ainsi jeté dans l’Atlantique Nord des fûts métalliques de 200 litres contenant divers déchets radioactifs. Au total, ce sont environ 200.000 fûts, soit plusieurs milliers de tonnes de déchets radioactifs, qui reposent désormais au fond de l’océan. La France, à elle seule, a immergée plus de 46.000 fûts, lors de deux campagnes, en 1967 et en 1969. Aucune juridiction n’encadrait alors ce type de largage dans les eaux internationales. Il faudra attendre 1975 pour que la Convention de Londres instaure un moratoire sur cette pratique, puis une interdiction totale au début des années 1990.
Si l’on peut se réjouir de l’arrêt de ces rejets, il n’empêche que certains fûts dorment au fond de l’océan depuis maintenant plus de 70 ans, alors que leur durée de vie était estimée à 20-25 ans. D’après les données disponibles, les fûts jetés en mer ne contenaient pas de déchets de haute activité ou à vie longue. Il s’agit majoritairement de déchets classés comme étant à très faible, faible et moyenne activité. Mais ils renfermeraient cependant différents types de radionucléides, avec des comportements, une toxicité et une durée de vie très variables. Un minimum de suivi semble donc nécessaire. Cependant, à part deux campagnes scientifiques organisées dans les années 1980, aucune action sur le long terme n’a été mise en place.
Deux missions océanographiques prévues pour faire l’état des lieux
Lors de ces deux campagnes, seuls six fûts avaient été retrouvés, apparemment en bon état. Mais qu’en est-il des milliers d’autres ? Force est de constater qu’actuellement, il n’y a aucune donnée concernant l’état des fûts et une éventuelle pollution radioactive. Or, nous savons aujourd’hui que les plaines abyssales représentent des écosystèmes fragiles, et que la vie y est bien implantée.
Deux campagnes océanographiques visant à acquérir des données sur l’état des fûts et à détecter une éventuelle pollution sont donc prévues. La première devrait avoir lieu en 2023 ou 2024 et se concentrera sur la cartographie des fonds marins et sur la localisation des fûts. Car l’un des problèmes majeurs auxquels les scientifiques vont devoir faire face, c’est l’absence d’information concernant la localisation des fûts.
Deux zones de 6.000 km2 vont ainsi être passées au crible. Au programme : cartographie détaillée du fond, mais également prélèvement d’eau de mer à proximité des fûts retrouvés, afin de savoir s’il y a eu des fuites de radionucléides et si oui, sous quelle forme.
En effet, on ne sait pas actuellement comment se comporteraient les radionucléides en cas de détérioration des fûts. La question de leur mobilité est particulièrement cruciale car, si certains radionucléides peuvent se fixer aux sédiments et ainsi ne représenter que peu de danger, d’autres pourraient très bien migrer dans la colonne d’eau. Ceux-ci pourraient représenter un risque pour les animaux, bien que l’on ne sache pas encore quelle est leur toxicité ni s’ils sont capables d’être assimilés par les organismes vivants.
Ces questions plus précises feront l’objet de la deuxième mission qui se tiendra un an après la première. La complexité de l’étude résidera dans le fait de réussir à isoler l’activité radioactive potentielle liée aux fûts de l’activité ambiante résultant principalement des essais nucléaires et des rejets autorisés par les centrales. Coquillages, sédiments, poissons seront prélevés à proximités des fûts afin d’établir s’il y a eu contamination et si oui, en observer les effets.
Des données qui seront mises à disposition du public
Au total, une quarantaine de scientifiques embarqueront pour chaque campagne. Le sous-marin autonome UlyX de l’Ifremer, capable de plonger à 6.000 mètres de profondeur, sera également du voyage et en charge de réaliser des photographies des fûts métalliques.
Ces deux missions océanographiques d’envergure sont d’un intérêt scientifique et public capital. Elles devraient permettre de faire un état des lieux précis de la localisation des fûts et de l’empreinte radioactive des fonds marins. Dans le cas où des fuites de radioactivité seraient détectées, de nouvelles actions pourraient être envisagées, ou du moins la mise en place d’un suivi plus régulier.
L’ensemble des résultats et des données des deux missions seront mises à disposition du public, en toute transparence, assure les deux chefs de mission, Javier Escartin, du Laboratoire de géologie de l’École normale supérieure, et Patrick Chardon, du Laboratoire de Physique de Clermont-Ferrand.
Les chercheurs estiment que le cumul des déchets immergés représente environ 36 pétabecquerels, ce qui représente une radioactivité 300 fois inférieure à celle émise par l’accident de Tchernobyl. Une quantité qui, sans être catastrophique, est loin d’être négligeable.