Près du marché dallé et rénové, la puanteur est insupportable. Les poissonniers pointent du doigt une usine de broyage d’os, mais le mohafez dément. Sur la route qui mène au marché aux poissons de La Quarantaine, il faut slalomer entre les énormes camions qui entrent et sortent du port de Beyrouth mitoyen. Aux heures de pointe, nous dit-on, il faut non moins de trois quarts d’heure pour parcourir quelques mètres. Mais ce désagrément n’est rien comparé à la puanteur qui prend à la gorge dans le parking du souk aux poissons. Le premier réflexe est de penser que le marché est à l’origine de ces relents nauséabonds. Les poissonniers ont à cœur de dissiper le malentendu avant même qu’on ne leur pose la question. « Si vous étiez venue un peu plus tôt, vous auriez constaté par vous-même que l’usine de broyage d’os à proximité recommence à fonctionner », dit l’un d’eux. Le ministre de la Santé Waël Bou Faour avait ordonné la fermeture de cette usine en novembre 2014, en raison des nuisances qu’elle cause et de la pollution qu’elle déverse dans le fleuve de Beyrouth. Les poissonniers assurent à L’Orient-Le Jour qu’elle a redémarré il y a environ deux semaines. Avant cela, il n’y avait plus de puanteur dans le secteur. « Depuis que le travail y a repris, nous arrivons à peine à respirer. Le matin, de la poussière s’en dégage, c’est encore pire que maintenant. Mais la puanteur ne disparaît jamais. Elle accueille les clients et nous pourrit la vie. Qui sait quelles maladies nous pourrions contracter avec ce voisinage ? » Usine fonctionnelle ou activité temporaire ? Contacté par L’Orient-Le Jour, le mohafez de Beyrouth, Ziad Chbib, nie que l’usine ait rouvert ses portes. « Cette usine avait pour fonction de traiter les restes animaux de l’abattoir, notamment les os et les tripes, afin d’éviter qu’ils ne se retrouvent dans le fleuve, explique-t-il. On en produisait une matière utilisée dans l’agriculture. Pourquoi l’usine fonctionnerait-elle à nouveau si l’abattoir temporaire de Beyrouth était toujours fermé ? » « Toutefois, poursuit-il, depuis la fermeture de ce site en novembre dernier, des stocks de matières déjà broyées se trouvaient toujours sur le sol, où on les avait mises à sécher avant de les passer au tamis et de les transporter hors de l’usine. On m’a récemment envoyé un rapport sur la nécessité de les sortir de là avant le début de l’été afin d’empêcher d’éventuelles contaminations. L’activité qui est constatée actuellement dans l’usine est simplement celle du tamisage de stocks existants et du remplissage de sacs, qui sont ensuite transportés vers l’extérieur. Rien n’y est plus broyé. » Le mohafez nous indique que cette activité devrait être terminée lundi prochain. Quant à la puanteur, il estime qu’elle provient de diverses sources dans un environnement très pollué, avec notamment une usine de compostage avoisinante. « Dans l’absolu, on ne devrait pas être en train de vendre de la nourriture dans cet environnement, dit-il en réponse à une question sur le marché de poissons. À terme, il faudrait déplacer ce marché tout comme nous allons déplacer l’abattoir (voir encadré). Pour ce qui est du bon fonctionnement de ce marché, nous ne pouvons rien confirmer : les contrôleurs sanitaires que nous avons envoyés ont été interdits d’accès à plusieurs reprises dans le souk. Qu’y a-t-il à cacher ? » Le souk aux poissons relève en effet d’un établissement public lui-même relié directement au bureau du Premier ministre, contrairement à l’abattoir qui est propriété de la municipalité. Le mohafez insiste sur le fait que dans le périmètre de la capitale, l’inspection sanitaire est du ressort des contrôleurs de la municipalité et que ses inspecteurs devraient pouvoir exercer leur mission. Yasser Zebiane, directeur des souks de consommation, institution publique de laquelle dépend le marché de poissons, dément catégoriquement les informations données par le mohafez à propos de l’usine. « Nous constatons que l’usine fonctionne à nouveau, dit-il. Même si l’abattoir est fermé, des carcasses d’animaux venues d’ailleurs sont en train d’y être broyées. La puanteur provient principalement de cette usine, elle avait disparu avant que celle-ci ne reprenne son activité. J’ai personnellement envoyé une lettre au Premier ministre pour obtenir qu’elle soit fermée à nouveau. » Sur la question des contrôleurs sanitaires, M. Zebiane, qui est également conseiller du ministre de la Santé, reconnaît que les contrôleurs de la municipalité n’ont pas accès au site. « Ils n’ont pas d’autorité sur le marché de poissons qui dépend d’une institution nationale, dit-il. J’ai envoyé au mohafez une copie du décret 4517 lequel, dans son article 36, stipule cela. Le Premier ministre a d’ailleurs nommé trois contrôleurs qui effectuent des inspections régulières dans le marché. Celui-ci fonctionne à merveille. » Dans un contexte tout aussi pollué? « Notre principal problème, c’est l’usine », insiste-t-il. Une criée à deux heures Sur le terrain, l’œil du profane ne peut cependant que noter les progrès réalisés sur le marché aux poissons de La Quarantaine. Le marché a été entièrement dallé et est bien éclairé, même de jour. La propreté y semble acceptable, comme nous l’avons constaté lors d’une visite non annoncée. Tous les poissonniers sont désormais obligés de porter la même tenue de travail bleue. Leurs poissons sont rangés dans des casiers fermés par des couvercles en verre. Le prix est indiqué sur chaque variété de poissons. Les tables de travail dotées d’éviers, que les poissonniers utilisent pour laver leurs poissons, sont bien équipées. Abou Garo, l’un des poissonniers les plus loquaces, se dit satisfait des changements. « La situation est bien plus avantageuse maintenant », dit-il. Même la tuyauterie et le système d’aération ont été refaits, ajoute-t-il. Une cliente rencontrée sur place, qui fréquentait le souk même avant les améliorations, se félicite des progrès réalisés. « Il n’y a rien à comparer », dit-elle. Il faut savoir que toute la production locale et toute l’importation transitent par le marché de poissons de La Quarantaine. « Vers deux heures chaque matin, les pêcheurs et les importateurs arrivent avec leurs marchandises, qui sont vendues à la criée, raconte Abou Garo. Le poisson libanais est excellent, mais rare. La production est ensuite vendue aux clients durant la journée. » Un projet d’abattoir « définitif » à Choueifate L’abattoir temporaire de Beyrouth, fermé depuis plusieurs mois, est toujours en réhabilitation, indique à L’Orient-Le Jour le mohafez de Beyrouth Ziad Chbib. « Il est possible que, une fois cette réhabilitation terminée, nous ayons besoin de le rouvrir pour quelque temps, mais ce n’est certainement pas la solution définitive au problème », dit-il. La solution définitive, c’est un nouvel abattoir moderne, construit dans une autre localité. « La municipalité vient d’acquérir un terrain à Choueifate, explique M. Chbib. Les études n’ont pas encore été faites, mais elles peuvent être réalisées rapidement. Ce nouvel abattoir sera en tout point conforme aux normes et desservira le Grand Beyrouth ». Pourquoi Choueifate ? La délocalisation ne provoquera-t-elle pas des remous ? « Au contraire, répond-il. Quelque 95 % des fermes sont situées à Choueifate. Historiquement, l’abattoir avait été placé à cet endroit parce que, au temps des Ottomans, les cargaisons de bétail qui parvenaient au port étaient petites et elles étaient donc directement acheminées à l’abattoir. Actuellement, les cargaisons sont beaucoup plus importantes. Résultat : les animaux sont transportés jusqu’aux fermes à Choueifate ou dans d’autres régions puis ramenés à l’abattoir. Ce sera beaucoup plus logique de faire le trajet une fois plutôt que deux. » Aucune date n’est cependant avancée pour la réouverture de l’abattoir. Suzanne BAAKLINI- L’Orient Le Jour