Suzanne BAAKLINI| L’Orient Le Jour | La journée d’hier n’était pas propice aux solutions dans le dossier explosif des déchets ménagers, qui continuaient à inonder les rues de la capitale et des autres villes. Depuis le matin du 17 juillet où la décharge de Naamé a été fermée par un sit-in populaire, chaque jour qui passe met les habitants du Grand Beyrouth et du Mont-Liban face aux montagnes de déchets qu’ils produisent quotidiennement. Partout, les rues sont inondées de sacs-poubelles, une puanteur s’en dégage, à peine masquée par la chaux. Dans plusieurs régions, on constate la recrudescence de la pratique de l’incinération sauvage à l’air libre, particulièrement dangereuse pour l’environnement et la santé. Dans les environs de la capitale, seule la banlieue sud semble avoir trouvé une solution temporaire consistant à stocker les déchets dans un terrain près de l’aéroport (selon les informations de l’agence al-Markaziya). La situation est particulièrement désastreuse dans la ville de Beyrouth, sans perspective de création de décharge, puisque aucun terrain ne pourrait être disponible pour accueillir les tonnes d’ordures dans son périmètre. Mardi, le président du conseil municipal Bilal Hamad avait demandé au gouvernement et au Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) de renouveler le contrat de Sukleen pour le ramassage et le transport dans le Beyrouth administratif, révélant qu’un contrat séparé devait être signé avec une autre société commerciale chargée de débrouiller un terrain hors de Beyrouth pour l’enfouissement. « Mentalité étroitement locale » Or, c’est le choix de ce terrain qui pose problème, étant donné la multiplication des réactions négatives des autorités locales de plusieurs régions, notamment le Akkar, Nabatiyé, Saïda et, une fois de plus, Hbéline (Jbeil). Dans la matinée d’hier, une réunion a eu lieu au bureau du Premier ministre Tammam Salam avec les députés de Beyrouth. Le député Mohammad Kabbani, du bloc du Futur, a indiqué à L’Orient-Le Jour que « la capitale est toujours dans l’impasse, aucune solution n’ayant encore été trouvée ». Il a exprimé sa révolte contre les refus manifestés dans les régions. « Beyrouth accueille tout le monde, éduque tout le monde, soigne tout le monde, et le jour où la ville a besoin d’un terrain pour sortir d’un pétrin, personne n’accepte d’y pourvoir, dit-il. Que deviendra le Liban si son peuple réfléchit uniquement en termes de mentalité étroitement locale ? » Mouïn Merhebi, député du Akkar, pourtant du même bloc parlementaire que Mohammad Kabbani, n’est pas de cet avis. Il s’insurge contre les tentatives d’envoyer les déchets de la capitale au dépotoir de Srar, dans le Akkar, et menace de fermer la route aux camions si tel sera le cas. « Ils nous oublient dès qu’il est question de dépenser un budget pour le développement équilibré, mais se souviennent soudain de nous quand il s’agit de se débarrasser des ordures, dénonce-t-il. Nous n’avons même pas une branche de l’Université libanaise (UL), ni d’hôpital gouvernemental fonctionnel, ni d’eau dans les foyers… » La position de M. Merhebi est confortée par la réaction d’un autre député du Akkar, Khaled Zahramane, également du même bloc. Celui-ci a annoncé, dans un entretien à la radio, que « le Akkar et ses habitants ne resteront pas les bras croisés face à ce projet ». « Cette crise ne peut être réglée par des décisions arbitraires et par la répartition des déchets dans les régions », a-t-il poursuivi. Le point de vue des deux députés a été corroboré par un communiqué publié hier par la Fédération des municipalités du Akkar, qui « refusent totalement l’envoi de tonnes de déchets au caza ». Coût financier et écologique Concernant le dépotoir de Srar, M. Merhebi indique à L’Orient-Le Jour qu’il est totalement sauvage, sans aucune surveillance de la part du ministère de l’Environnement ni d’aucune autre instance. « Ce site dessert une centaine de villages du Akkar, et accueille 70 % de ses déchets, poursuit-il. Il n’y a ni usine de compostage ni centre de tri. Mais nous nous débrouillons comme nous pouvons avec le volume de nos déchets. Ce ne sera pas le cas si on nous envoie des centaines de tonnes en plus. » Le député soulève un autre problème auquel il semble que les responsables n’aient pas prêté attention. « Vous imaginez quel serait le coût financier et écologique du ballet de camions sur cent kilomètres, de Beyrouth au Akkar ? dit-il. Notre région ne sera pas la seule à subir les dégâts de cette solution bâclée. Et je ne crois pas que les autres localités l’accepteront elles aussi. » Il affirme préconiser « des solutions locales avec construction de centres de traitement dans les régions », et espère que « les députés de son bloc soutiendront la volonté des habitants du Akkar ». Ce sentiment n’est pas partagé par Mohammad Kabbani. « C’est une honte, dit-il. Accepteraient-ils que la capitale, où vivent des personnes originaires des quatre coins du Liban, les renvoie dans leurs villages d’origine ? » Que comptent faire les députés de Beyrouth ? « Nous ne pouvons que continuer à revendiquer des solutions, dans l’espoir que cette crise prenne fin », répond-il. C’est « non », du nord au sud De leur côté, les habitants de Kfour, un village de Nabatiyé où se trouve un dépotoir, également pressenti pour accueillir les déchets de la capitale, ont effectué hier un sit-in pour fermer la route aux camions se dirigeant vers ce site qui dessert le caza. Les manifestants ont affirmé qu’ils restaient sur place « jusqu’à la fermeture définitive de ce dépotoir qui empoisonne la vie des habitants à des kilomètres à la ronde, et qui a déjà condamné de multiples champs agricoles et arbres fruitiers ». À ce propos, le député Yassine Jaber (bloc Berry) a rappelé qu’« une usine de tri a été construite pour les déchets venant de Nabatiyé, grâce à un don de l’Union européenne (UE) ». « Il est dommage qu’elle ne soit pas encore opérationnelle, il faut qu’elle soit mise en service au plus tôt », a-t-il ajouté. De même, les habitants de Hbéline, un village de Amchit où sont enfouies les ordures du caza de Jbeil, ont renouvelé leur refus de l’enfouissement de déchets d’autres régions dans la décharge de la localité. Fadi Martinos, président de la Fédération des municipalités de Jbeil, a souligné, à l’issue d’une réunion avec l’ancien président de la République Michel Sleiman, que le site, géré par la fédération, était tout simplement inapte à recevoir un tonnage supplémentaire. Du côté de Saïda, qui a longtemps souffert de la présence d’un dépotoir côtier et qui dispose de sa propre usine de traitement, la grogne monte aussi. Le Rassemblement national démocratique a publié un communiqué dans lequel il appelle « tous les habitants de Saïda à refuser que la ville se transforme en un dépotoir pour tout le Liban, et que la crise actuelle des déchets soit réglée à ses dépens ». En attendant le Conseil des ministres qui se tient aujourd’hui, et sur lequel pèsent des espoirs peut-être vains, l’impasse restait le maître mot de la situation hier. Les Libanais n’ont plus qu’à se boucher le nez… « Éviter à tout prix le danger mortel de l’incinération sauvage ! » Çà et là, les habitants, à Beyrouth et ailleurs, commencent à sentir les odeurs caractéristiques des déchets qu’on incinère sans aucune précaution dans les rues. Des municipalités y ont recours, comme l’a confirmé hier un responsable dans un reportage de la chaîne MTV. Or cette incinération sauvage a des répercussions extrêmement graves sur l’environnement comme sur la santé (sur ce dernier point, voir l’article « Les déchets, un enjeu de santé publique sur le long terme », paru dans notre édition du 22 juillet). Naji Kodeih, expert écologiste, explique à L’Orient-Le Jour pourquoi il faut éviter l’incinération dans les rues, et lance un appel urgent contre cette pratique. « Les déchets que nous voyons dans les rues sont appelés ordures ménagères, il est vrai, mais cela n’empêche qu’ils contiennent une certaine proportion de matières dangereuses, explique-t-il. Ces déchets peuvent provenir de cliniques de médecins, de cabinets de dentistes, d’industries… Même dans les poubelles des foyers, on trouve certains produits potentiellement dangereux comme les médicaments périmés, les nettoyants chimiques, les insecticides, etc. » Ce mélange ne doit en aucun cas être brûlé, insiste l’expert. « Quand on incinère des déchets dans la rue, on provoque une combustion incomplète dont résulte une longue liste d’émanations de composés chimiques et de gaz de compositions diverses, à propriétés toxiques très élevées, poursuit-il. Il ne faut pas non plus oublier les gaz qui se dégagent suite à la combustion du plastique, notamment les dioxynes et les furanes, des composés chimiques complexes. Tous ces polluants sont extrêmement dangereux pour l’environnement et pour la santé humaine. Qui plus est, leur toxicité est persistante, c’est-à-dire qu’elle dure très longtemps dans l’environnement comme dans l’organisme, provoquant une longue liste de pathologies allant des maladies respiratoires au dérèglement hormonal… » Naji Kodeih souligne le fait que ce type d’incinération est pratiqué dans des zones densément peuplées. « Parmi les habitants, il y a des individus plus vulnérables que d’autres comme les malades, les personnes du troisième âge, les enfants et les nourrissons, les femmes enceintes, les asthmatiques…, dit-il. J’ai bien peur que les cas extrêmes de décès ne soient pas à écarter. » Il appelle « à n’incinérer ces déchets sous aucun prétexte ». « Souffrir leur vue et leur odeur est déjà assez pénible, mais il faut garder à l’esprit que leur incinération est des milliers de fois plus nuisible », assure-t-il. Le militant écologiste fustige l’irresponsabilité des autorités qui ont laissé un tel « crime écologique » avoir lieu. Une saison touristique très touchée « Je suis scandalisé. Quand ce ne sont pas les frappes israéliennes, ou l’impact de la guerre en Syrie, ce sont les déchets dans les rues qui affectent la saison touristique. » C’est ainsi que s’exprime Georges Boustany, propriétaire du Lazy B, un complexe balnéaire à Jiyeh (sud de Beyrouth), interrogé par L’Orient-Le Jour. « La fin du mois de ramadan coïncide, pour nous, avec un boum touristique, explique-t-il. Quelle image reflète-t-on du Liban aux touristes en visite ? Que pensent-ils quand ils observent toutes ces bennes inondées d’ordures sur leur route ? » L’établissement, dont l’objectif est de répondre aux normes écologiques, produit quotidiennement un grand nombre de sacs-poubelles du fait de la fréquentation du lieu. « Pour maintenir la propreté, nous avons eu recours à des particuliers que nous avons chargés de transporter ces sacs vers un terrain géré par la municipalité de Jiyeh », explique-t-il. Interrogé sur la question, Georges Nader Azzi, président du conseil municipal de Jiyeh, confirme que la collecte des déchets de la ville est effectuée par la municipalité. « Nous nous débrouillons comme nous pouvons, poursuit-il. Nous avons consacré un terrain de la municipalité où nous stockons simplement les sacs-poubelles, en attendant une solution. » M.Azzi nous apprend qu’une réunion s’était tenue la veille au siège de la Fédération des municipalités du Chouf pour envisager la construction d’une usine de tri et de traitement, au cas où la réunion du Conseil des ministres d’aujourd’hui s’avérait totalement infructueuse. Entre-temps, au Lazy B comme ailleurs, on ressent déjà l’effet de l’amoncellement des déchets dans les rues. « Il y a énormément de mouches et d’insectes, nous sommes obligés d’employer des insecticides puissants, alors que nous voulions préserver le milieu aussi naturel que possible», déplore Georges Boustany.