Suzanne BAAKLINI| L’Orient Le Jour Longtemps, la politique politicienne aura supplanté les questions de vie quotidienne, avant que celles-ci ne refassent surface suite aux échecs successifs des mêmes hommes politiques qui les ont négligées. La crise des déchets qui sévit depuis le 17 juillet 2015, date de fermeture de la principale décharge du pays à Naamé, est loin d’être la seule crise qui secoue le pays. Mais, plus que toute autre, elle aura révélé la crise de gouvernance qui caractérise le Liban, dans tous les sens du terme : irresponsabilité des autorités comme – par moments et dans une moindre mesure – de la société civile, manque de vision et de solutions globales fondées sur des données scientifiques, émergence de conflits confessionnels ou politiques, dans des problèmes censés toucher toute la population… Cette crise, de par sa durée et sa gravité, de par le fait qu’elle a produit un mouvement civil, parfois contesté mais bien réel, est révélatrice de bien des réalités, dont voici une liste loin d’être exhaustive :

  1. Le fait qu’une affaire à caractère environnemental ait fait éclater une crise sociale profonde n’a rien d’étonnant : Longtemps, le sens du mot « environnement » a été limité à une sorte de science venue d’ailleurs, faisant oublier que cette notion très globale est intimement liée à notre santé, à notre économie, à notre qualité de vie, à nos droits en tant que citoyens partageant un même territoire. Les problèmes d’environnement ne sont pas nouveaux au Liban, mais c’est une crise de déchets qui a fait descendre les gens dans les rues, et pas la pollution de l’air ou de l’eau, ni les carrières, ni la disparition des forêts, ni « l’occupation » des espaces publics, tous constituant des problèmes graves dans ce pays. Peut-être parce que les ordures sont l’évidence même, parce qu’elles nous emprisonnent dans un étau qui se resserre à la faveur de la production ininterrompue des déchets dont nous sommes la source. Cet éveil gagnera-t-il d’autres dossiers relatifs à l’environnement ? Il faut l’espérer.
  2. Le lien indéfectible entre dégradation environnementale, intérêts et corruption paraît évident : Ce lien est une triste réalité depuis les années de l’après-guerre (et même avant) et concerne pratiquement tous les acteurs présents sur la scène politique, comme le mouvement civil se plaît à le rappeler. Mais avec cette crise de déchets, la corruption, vrai secret de polichinelle dans un pays où le scandale devient une question de point de vue, est associée à des noms, des faits, des chiffres.
  3. La propension de l’État à préférer les solutions temporaires et approximatives, imposées dans une situation d’urgence, à des stratégies mûrement pensées avant l’avènement de la catastrophe : Le plan du ministre Akram Chehayeb a, certes, apporté une proposition de sortie de crise, quoique contestée. Mais d’aucuns lui reprochent de rester vague sur la transition à prévoir entre la phase temporaire (les 18 premiers mois) et la phase durable, au cours de laquelle les municipalités auront en principe pris en charge le dossier du traitement des déchets. Des expressions telles que « la réduction des déchets à la source » sont bien inscrites dans le cadre du plan, mais elles n’auraient aucun sens sans une véritable feuille de route pour y parvenir (à titre d’exemple, des mesures comme l’interdiction des sacs en plastique à une échéance donnée, des taxes sur les produits non recyclables…). Ce qui souligne la nécessité de l’adoption d’une vraie stratégie en matière de traitement des déchets, fondée sur une différenciation des types de déchets (ménagers, industriels, dangereux…), comme l’a proposé récemment un rassemblement d’ONG écologiques.
  4. Quand le sens des responsabilités fait défaut en temps de crise, la rationalité cède la place au désordre des déclarations et des propositions, le plus souvent creuses : Il n’y a qu’à voir combien de personnes, parfois étrangères au domaine de l’environnement, se sont découvert une âme d’« expert environnemental » ou d’« expert en gestion des déchets ménagers ». Depuis plus de deux mois, la parole (dans les médias entre autres) a clairement pris la place de l’action au Liban, sur fond d’ordures empilées. Mais la crise a aussi du bon : le dialogue – et non un simulacre de dialogue – s’est instauré par la même occasion, notamment entre les autorités et les composantes de la société civile. Affaire à suivre.
  5. On paie le prix fort à ne pas se poser les bonnes questions : Le sentiment de citoyenneté inexistant (ou très faible) du public libanais est le premier facteur de la dégradation de sa qualité de vie et de la perte d’une tranquillité que ce même public cherche à préserver en tenant à ne rien voir. Sous prétexte que « ce qui ne me concerne pas directement ne vaut pas la peine d’une action de ma part », personne n’a voulu voir de plus près comment les déchets du pays étaient traités ni combien coûte leur gestion… à condition qu’ils soient loin et qu’ils pourrissent la vie de quelqu’un d’autre (à Naamé en l’occurrence). Résultat : nous nous sommes tous retrouvés victimes, du jour au lendemain, non seulement d’un système tordu que nous n’avions pas su décrypter, mais de la généralisation du concept « Not In My Backyard » qui nous a transformés en une société (autorités et peuple) incapable de gérer ses propres ordures. Sans renforcement du sentiment de citoyenneté, le principal rempart contre un renouvellement des pratiques du passé n’existerait pas. Le mouvement civil saura-t-il se porter garant de cette mission et profiter de la prise de conscience populaire pour aller jusqu’au bout des revendications par un changement profond des mentalités ? En dépassant, notamment, ses divergences ?
  6. La nécessité de garder les yeux bien ouverts pour surveiller les plans à venir afin de ne pas répéter le scénario de Naamé durant les prochaines années : Il est vrai que le plan Chehayeb a souscrit à certaines revendications des écologistes (décentralisation, tri à la source…), et que le dialogue se poursuit avec le mouvement civil, mais le diable se cache dans les détails, et les garanties manquent. Après tout, la crise actuelle est l’aboutissement d’une longue série d’erreurs et de mauvaises pratiques dont le point de départ était un « plan d’urgence » (en 1997) qui a tourné court. La vigilance reste de mise.
  7. Le partenariat indispensable entre autorités, société civile et population : Le divorce entre les trois a, en quelque sorte, jeté de l’huile sur le feu de cette crise. En effet, le gouvernement avait pour coutume d’ignorer le débat avec la société civile (plus particulièrement la communauté associative), cette dernière ne parvenait pas à se faire entendre du plus grand nombre, et la population se sent abandonnée par l’État et a perdu toute confiance en lui, d’où les refus systématiques d’accueillir des décharges dans les régions. En cela, le citoyen lambda en oublie sa propre sécurité et son propre droit à un environnement propre, préférant la pollution généralisée à une confiance qu’il accorderait à tort à ceux qui ne lui offrent rien en retour. N’est-il pas temps que les autorités (si tant est qu’elles sont de bonne foi) réfléchissent à la manière de rétablir la confiance avec les citoyens, que ces derniers prennent conscience de leur propre responsabilité dans leur qualité de vie et leur sécurité, et que les associations environnementales (crédibles), qui disposent de l’expertise et de la motivation, apprennent à se faire entendre du public? L’embryon de dialogue qui s’est instauré en faveur de cette crise devrait être gardé bien vivant, pour être érigé au rang de véritable débat national.
  1. La faculté de demander des comptes, si longtemps tenue pour inexistante au Liban dans une sorte d’attitude défaitiste « nationale », devrait être perçue comme d’autant plus « vitale » depuis que cette crise a éclaté : Il s’agit tout simplement d’une question de vie ou de mort, de maladie ou de santé. Il faudrait que cette faculté de demander des comptes soit fortifiée grâce aux institutions d’abord, dont la mission a été déviée, et ensuite l’État de droit. Malgré la présence de plusieurs juges intègres, la justice se réveille par intermittence, jouant un rôle « pâle » sinon à contre-courant dans la lutte contre la corruption. Militer pour le renforcement du rôle indépendant de la justice est donc indispensable pour une avancée sur tous les dossiers. Quant aux médias, ils se sont certainement engouffrés dans la brèche de l’environnement depuis l’aggravation de la situation sur le terrain, ce qui est en soi un développement positif, mais sans toujours échapper au piège du sensationnalisme. Des efforts de canalisation et de spécialisation seraient utiles sur ce plan.
  2. Sans un engagement individuel et pratique, l’adhésion aux valeurs écologiques n’est qu’une coquille vide : Sans nier un net sursaut de conscience écologique dans le pays, il n’est pas rare de constater que des individus très instruits, bien au fait des dernières tendances dans le monde, ayant voyagé aux quatre coins de la planète et partageant, du moins théoriquement, les valeurs écologiques, sont moins regardants quand il s’agit du respect de l’environnement de leur pays. Alors qu’ils auraient dû être le fer de lance d’un comportement individuel plus écologique, comme un engagement personnel et actif dans le tri des déchets à domicile, ils sont souvent les plus difficiles à convaincre quand il s’agit de passer à l’acte.
  3. Les ordures, c’est la face cachée de notre lien à la civilisation : L’être humain, par réflexe, les rejette comme étant des restes dont il n’a que faire et dont « quelqu’un » doit le débarrasser. Or rien d’autre ne raconte mieux notre histoire : ce que nous sommes, ce que nous consommons, ce que nous aimons, ce que nous gaspillons… Depuis deux mois, l’histoire des Libanais est étalée au grand jour dans les rues : qui ne s’est étonné face à l’énormité des montagnes de sacs bleus et noirs, des monticules multicolores et puants ? Si un tel spectacle ne doit pas pousser des citoyens à s’engager dans une meilleure gestion de leurs déchets, comme d’autres peuples l’ont fait avant eux, par le tri à la source notamment, qu’est-ce qui pourrait alors modifier les comportements ? Paradoxalement, avec l’amplification des crises environnementales dans le monde, la faculté de gérer ses déchets (tout comme celle de gérer les émanations dans l’air, les rejets en mer…) sera davantage un signe de civilisation que le mode de consommation (les deux étant complémentaires bien sûr). En tant que Libanais, aurons-nous appris cette leçon, peut-être la plus importante de toutes, ou serons-nous fidèles à notre réputation d’oublieux une fois la crise passée ?

   

Publisher: Lebanese Company for Information & Studies
Editeur : Société Libanaise d'Information et d’Etudes
Rédacteur en chef : Hassan Moukalled


Consultants :
LIBAN : Dr. Zaynab Moukalled Noureddine, Dr Naji Kodeih
SYRIE : Joseph el Helou, Asaad el kheir, Mazen el Makdesi
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