Dans les couleurs vives des néons, l’architecture hétéroclite et le bourdonnement des grandes villes japonaises, le graffiti reste un intrus, une agression insensée contre les biens privés ou collectifs. Il doit ruser pour se faire accepter au Japon.
Même lorsqu’on quitte les grandes artères pour s’engouffrer dans les ruelles étroites surplombées de fils électriques, encombrées de bicyclettes, de lampions et cageots, l’art de rue, qui ailleurs a apporté la célébrité à des Banksy, JR ou Keith Haring, est quasiment absent.
Aussi des enthousiastes tentent-ils de gagner le coeur de leurs compatriotes en faisant patiemment reculer les limites par des voies détournées, seule manière de parvenir à ses fins sans porter atteinte à la discipline, dans ce pays par ailleurs sensible à l’art et curieux de nouveauté.
« L’art de rue japonais est un peu en retard par rapport au reste de l’Asie, à l’Europe ou à l’Amérique », explique à l’AFP un de ses adeptes, Kohei Yamao, connu sous le nom de BAKIBAKI. « Ce n’est pas que les artistes ici n’aient pas le même talent, c’est simplement que l’environnement est inexistant ».
« Historiquement, les Japonais n’ont pas cette culture du dessin sur les murs des villes. Le concept d’espace public est différent de celui d’autres pays », estime-t-il.
Les sanctions encourues sont aussi particulièrement dissuasives pour le street art au Japon: jusqu’à cinq ans d’emprisonnement pour un graffiti non autorisé.
Les expositions de grands classiques, elles, sont légion et elles attirent les foules où chacun déambule religieusement devant les oeuvres en commentant à voix basse… Botticelli, le Caravage ou Vermeer ont été exposés cette année à Tokyo.
Des artistes japonais ont cependant trouvé un moyen de contourner la difficulté, en pratiquant la peinture « en direct ». Ils créent leurs oeuvres devant un public avec en général un accompagnement musical dans des bars, des clubs ou des espaces aménagés pour l’occasion dans la rue.
L’an dernier, Tokyo a accueilli le premier festival « Pow! Wow! Japan »: une semaine de « live painting » dans plusieurs arrondissements de la capitale par des artistes venus d’ailleurs et de l’archipel.
S’y sont mêlées influences japonaises et étrangères, calligraphie et tags… avec comme legs sur l’île de Tennozu à Tokyo un immense lutteur de sumo stylisé recouvrant le mur d’un immeuble d’une douzaine d’étages, réalisé par l’Allemand Andreas von Chrzanowski, connu sous le nom de Case.
Le mouvement culturel Pow! Wow!, créé à l’origine par l’Américain Jasper Wong, a fait ses débuts à Hawaï pour forcer la rencontre artistes-public. « Les gens peuvent voir tout le processus et apprendre comment chaque artiste réalise son travail » , explique la directrice de « Pow!Wow!Japan », Emily Okamoto.
« Dans notre culture, tout ce qui gêne la vue ou qui s’impose trop est considéré comme déplaisant », explique BAKIBAKI, dont le tag distinctif est une forme géométrique inspirée du motif japonais traditionnel Asanoha (composé de losanges assemblés en étoile) très répandu sur les textiles et papiers.
Outre la création en direct, les artistes de rue se font connaître en adaptant leurs peintures murales pour en faire des « murs d’art » plus raffinés à destination des entreprises, développant ainsi un graffiti « légal ».
En 2014, le groupe de publicité et de relations publiques Ogilvy and Mather a invité Remo Camerota à créer une installation artistique dans ses bureaux de Tokyo. Il a réalisé une peinture murale allant du sol au plafond avec 12 mélodies que l’on peut entendre en touchant diverses parties de l’oeuvre.
« Il est vrai que l’art de rue est reconnu plus que jamais grâce à la collaboration avec les marques », dit BAKIBAKI, qui aspire à un street art « japonais unique, +made in Japan+ ».
AFP