Irriguée par la mythique université Stanford, la « Valley » est l’épicentre planétaire de l’innovation. Ici, il est possible de dépenser des milliards de dollars pour « rendre le monde meilleur ».
Paul Marca est un des hommes-clés de la Silicon Valley. Au cœur du moteur. A la tête du Centre de développement professionnel de Stanford, il veille à ce que cette université mythique, véritable poumon de la Silicon Valley, reste l’épicentre de l’innovation planétaire. C’est là qu’ont été formés les créateurs de Google, Nike, Cisco ou Gap. Mais cette hégémonie pourrait-être mise à mal. En effet, depuis quelque temps, la prestigieuse université est confrontée à un cruel dilemme. Elle accueille chaque année 16.000 étudiants, la crème de la crème, et seuls 4% des postulants sont admis. Ces chiffres ne varient pas depuis des lustres, et les membres de la faculté craignent que ce conservatisme ne les conduise à laisser échapper les talents à la concurrence.
Pour maintenir la domination intellectuelle de Stanford, Paul Marca a donc pour mission d’irriguer le monde entier de l’esprit Silicon Valley, via des programmes ad hoc. Des programmes conçus par les professeurs de Stanford, modélisant la réussite des entrepreneurs de la région. « Nous essayons de synthétiser ce qui se fait de mieux dans la Silicon Valley et de l’enseigner », résume Paul Marca. A l’en croire, la réussite tient en trois critères: la faisabilité technologique, la viabilité du business model et la désirabilité du produit. Et il cite en exemple le cas de l’iPod. La technologie existait, stable et robuste. Steve Jobs s’en est emparé, a signé des accords avec les grandes majors de la musique pour assurer le business et a su rendre l’objet très désirable.
L’alchimie magique de la Silicon Valley n’en finit pas de faire fantasmer. Ici, l’argent coule à flots, mais cette manne ne suffit pas. « La Californie est imbattable dans la mixité des modèles de réussite académique, corporate et financière: tout le secret réside dans les allers-retours entre ces différents mondes », commente Yseulys Costes, cofondatrice de 1000mercis, qui s’est installée dans la Valley, à Palo Alto, il y a trois ans, avec son époux et associé ainsi que leurs trois enfants, pour lancer la filiale américaine de leur société de marketing interactif. « Le lieu recèle la plus forte concentration de doctorants au monde, il libère beaucoup d’énergie désinhibante », témoigne-t-elle.
Démesure industrielle
Et dans la Valley, la machine à innover ne connaît pas de pause. « Les entrepreneurs américains sont toujours au maximum, comme dans le sport de haut niveau, c’est leur culture. Ils jouent tous les matchs à fond pour les gagner », commente Géraldine Le Meur, cofondatrice avec Pierre Gaubil et Carlos Diaz de The Refiners, un accélérateur de start-up françaises installées à San Francisco, à deux pas du siège d’Uber. Rien à voir avec la culture hexagonale. En comparaison, « les Français se mettent en position latérale de sécurité », estime Kwame Yamgnane, qui pilote le projet d’Ecole 42 dans la Valley avec Brittany Bir, une ancienne élève de l’école à Paris. L’établissement a ouvert en septembre dernier à Freemont, non loin de l’immense usine où Tesla assemble ses voitures 100% électriques. Pour la population locale, l’endroit est devenu le symbole d’une Silicon Valley en pleine mutation.
Dans les locaux de 42, à Freemont. Cette école créée par Xavier Niel devrait accueillir à terme 10.000 élèves, trois fois son effectif parisien.
La région n’est plus seulement une machine à écrire du code. A l’instar de Tesla, les grands noms de la tech californienne veulent graver leur nom sur les futures machines intelligentes. Le week-end, les visiteurs, triés sur le volet, viennent en famille découvrir l’immense site de 49 hectares capable de produire 100.000 véhicules par an. On parcourt l’usine à vélo… tout comme les étudiants de 42, dans leurs 10.000 mètres carrés d’espace. Avec un budget initial de 36 millions d’euros financé par Xavier Niel, l’école accueille déjà près de 600 élèves et devrait en recevoir à terme quelque 10.000, plus de trois fois l’effectif de l’Ecole 42 à Paris. Former des développeurs de très haut niveau à quelques dizaines de kilomètres de Stanford, le pari est plutôt gonflé: « C’est un peu comme d’ouvrir un séminaire au Vatican », plaisante Kwame Yamgnane. Mais la Silicon Valley ne ressemble à rien d’existant. « Ici, il n’y a pas de quartier de la Défense comme en France, raconte-t-il. Au supermarché du coin, vous croisez Mark Zuckerberg ou les dirigeants de Google, et ils sont accessibles, vous pouvez les aborder, ils vous écouteront… pendant une minute. Il vaut mieux avoir quelque chose d’important à leur dire et être percutant. »
Réseau omnipotent
Comme partout, la réussite tient à un mélange de timing et de chance. Mais ici, l’audace joue aussi un grand rôle. L’an dernier, les dirigeants de Devialet ont tenté un grand coup en offrant leur enceinte Phantom haut de gamme aux cinquante personnalités les plus influentes de la Silicon Valley, dont Marc Benioff, patron et fondateur de Sales Force, pionnier du cloud computing. Lors d’un dîner chez lui, l’homme d’affaires a fait une démonstration à son amie Angela Ahrendts, grande prêtresse des Apple Store. Coup de foudre. Quelques semaines plus tard, la marque proposait le produit dans ses boutiques.
La Silicon Valley fonctionne comme un immense open space où tout le monde se connaît et communique, où les nouvelles circulent en temps réel. « Je peux démarrer un projet et recruter une équipe dirigeante en quelques jours, explique Ryan Floyd, fondateur du fonds Storm Ventures installé sur Sand Hill Road, l’artère de la Valley où sont installées les plus prestigieuses sociétés de capital-risque. Si ça ne marche pas, je passe à une autre start-up. » Condition essentielle pour convaincre Ryan Floyd et ses pairs d’investir dans une start-up: que le marché visé ne soit pas inférieur à 10 milliards de dollars. Et pour être sûr de l’emporter, il vaut mieux injecter une dose d’intelligence artificielle dans son projet.
L’an dernier, environ 5 milliards de dollars ont été investis dans 658 start-up spécialisées dans ce domaine. A la tête de la filiale d’Orange dans la Silicon Valley, Georges Nahon évoque un changement de paradigme radical dans l’univers informatique. Il parle de l’association du big data et des deep neural networks, des algorithmes permettant aux machines d’apprendre avec ou sans intervention de l’homme. « Les drones, les voitures autonomes, les robots, sont les data centers de demain, explique-t-il. Les décisions devront se prendre localement, dans chaque objet connecté et l’intelligence devra être distribuée. »
Cet apprentissage profond est le nouveau paradigme des chercheurs de la Silicon Valley. « Nous en sommes encore à l’état de l’artisanat, mais dans quelques années, une simple ampoule électrique disposera de son propre réseau neuronal lui permettant d’agir de façon autonome », expliquait Kimberly Powell, directrice du département deep learning de Nvidia, dans le cadre d’une récente conférence organisée par Orange Institute à San Francisco. Nvidia, dont les processeurs graphiques sont très demandés par l’industrie du jeu vidéo, très gourmande en capacités de calcul, se retrouve aujourd’hui au cœur des efforts de recherche dans le domaine de l’intelligence artificielle avec ses puces ultrapuissantes. Résultat, en un an, la valorisation de l’entreprise a été multipliée par quatre.
Robots pour l’agriculture
La Valley tout entière planche sur notre futur automatisé, un monde où les machines accompliront la plupart des tâches, laissant à l’homme tout le loisir de ne rien faire. Et le champ possible des applications paraît illimité. Dans le domaine agricole, Agridata, une start-up montée par trois anciens étudiants de Stanford, promet de révolutionner le secteur. « Nous allons numériser une industrie qui ne l’a jamais été », assure le Français Cyrille Habis, arrivé ici il y a une douzaine d’années. L’équipe a mis au point un robot embarquant une caméra qui prend des photos de chaque grappe de raisin dans un vignoble et la mesure à différents moments de sa croissance. Grâce à cette invention, les exploitants peuvent anticiper les variations de récoltes. « Les données collectées par les robots permettent d’ajuster rapidement les coûts, d’optimiser les ventes, en gérant la charge sur chaque grappe », explique Cyrille Habis.
Dans un autre genre, CropOne, installé dans le sud de la Silicon Valley, à San Jose, s’est spécialisé dans la culture verticale de laitue… Grâce au big data, l’élevage se fait dans des conteneurs où l’apport d’eau, de lumière et d’engrais peut être optimisé, sans risque d’attaque de nuisibles. Résultats, les plants poussent trois fois plus vite qu’à l’air libre, et le consommateur peut avoir la satisfaction de consommer des produits frais cultivés au bout de sa rue.
Culture de laitues, à San Jose.En conteneurs, CropOne accélère par trois la pousse des plantes.
ette invention pourrait être une composante de la ville intelligente telle que sont en train de l’imaginer les visionnaires de la Silicon Valley. Jonathan Reichental, ancien consultant de haut vol pour PricewaterhouseCoopers, a été recruté par la ville de Palo Alto il y a six ans pour appliquer les innovations technologiques à la cité. A son arrivée, la ville entière fonctionnait de façon analogique. Six ans plus tard, la plupart des services municipaux sont accessibles sur Internet -un permis de construire peut ainsi être obtenu en quelques heures. Des capteurs ont été installés sur chaque feu de circulation pour les rendre autonome et fluidifier le trafic. Quelque 25 projets de smart city ont ainsi été lancés, et Reichental a même créé un Festival de l’innovation civique en 2012, soutenu par l’administration de Barack Obama et répliqué chaque année à l’échelle nationale.
Test sur le revenu universel
Et bien sûr, la voiture autonome a été placée au cœur des projets futuristes de l’homme digital de Palo Alto. Avec des perspectives infinies. Il y a quelques semaines, Uber a lancé un programme de recherche de taxi volant, dont les premières expérimentations dans la Valley pourraient démarrer en 2020. En attendant, les projets de voitures autonomes se multiplient. Tous les grands constructeurs automobiles disposent de leur centre de recherche dans la région, et les startup sont bien décidées à jouer les premiers rôles. Nio, par exemple, planche sur l’automobile 3.0, avec des voitures électriques autonomes, suprêmement intelligentes et parmi les plus rapides du monde. « Votre voiture sera votre compagnon, l’objet le plus intelligent que vous possédiez, qui comprendra où vous souhaitez vous rendre en consultant votre agenda et organisera des visioconférences durant votre temps de transport », anticipe Chris Pouliot, en charge de la data science de la start-up.
Prototype électrique Nio. La start-up travaille sur un véhicule ultra-intelligent et ultrarapide.
Ces machines intelligentes vont nous affranchir d’une flopée de tâches ingrates, pour le meilleur… et pour le pire? Les chercheurs californiens planchent aussi sur les conséquences de cette future oisiveté. Depuis l’été dernier, le Y Combinator, l’un des principaux accélérateurs de la région, mène une expérience de revenu universel à Oakland, de l’autre côté de la baie de San Francisco. Une centaine de familles perçoivent ainsi de 1.000 à 2.000 dollars par mois pour ne rien faire. L’évolution de leurs comportements est scrupuleusement décortiquée. « La Silicon Valley est le seul endroit où il est possible de dépenser des milliards pour rendre le monde meilleur », résume Pierre Gaubil de The Refiners. Un monde dans lequel l’homme-oiseux sera encadré par des machines intelligentes.