Cette fois, il semble bel et bien être revenu. Après cinq ans d’absence et une fausse alerte en 2014, la plupart des agences météorologiques mondiales s’accordent pour dire qu’El Niño est bien là. Ce phénomène, qui revient tous les trois à sept ans, est marqué par une accumulation d’eaux chaudes le long des côtes de l’Equateur et du Pérou et d’un renversement des alizés du Pacifique qui entraînent, plusieurs mois durant, d’importants bouleversements météorologiques à l’échelle mondiale. Pour l’heure, le phénomène ne fait qu’émerger. « El Niño se confirme et je dirais qu’il y a 80 % à 90 % de “chances” qu’il perdure, explique le climatologue Eric Guilyardi (CNRS, université de Reading, Royaume-Uni). Et, même si nous ne serons fixés que dans un mois environ, tous les signaux sont là. » Le chercheur ajoute que les températures de surface du Pacifique équatorial peuvent localement excéder la normale de 1,5 °C, « ce qui n’a jamais été vu depuis 1987 » à un stade aussi précoce. Cependant, ajoute M. Guilyardi, ce démarrage en trombe ne dit pas grand-chose de l’ampleur que prendra, en définitive, le phénomène. Stérilisation des écosystèmes littoraux Les spécialistes demeurent prudents. En avril 2014, les premiers signes du phénomène étaient apparus et les spécialistes de l’agence américaine National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) lui donnaient une probabilité de 60 % de se développer tout au long de l’été, jusqu’à la fin de l’hiver. Ce qui ne s’est pas produit. Cet embryon de Niño s’est vite rabougri pour disparaître tout à fait… avant de ressurgir au printemps 2015. Généralement, El Niño naît au retour des beaux jours et s’amplifie jusqu’à un paroxysme qui intervient vers la fin décembre – d’où le nom dont les pêcheurs d’Amérique centrale l’ont affublé, l’« enfant », en référence à la Nativité. Ce surnom affectueux masque un fort potentiel de calamités. L’accumulation d’eaux chaudes de surface dans l’est du Pacifique équatorial entrave par exemple la remontée des eaux profondes de l’océan, chargées de nutriments. La conséquence est, pendant plusieurs mois, une stérilisation des écosystèmes littoraux dans la zone et une baisse des stocks halieutiques dans cette région, l’une des principales zones de pêche à la sardine. Ailleurs, dans toute la bande intertropicale, les effets attendus ne sont pas moins délétères, susceptibles d’avoir un impact négatif sur une grande variété de cultures. Au cours de l’été, El Niño inonde la partie méridionale de l’Amérique du Sud, réchauffe l’Asie du Sud et assèche le Brésil, l’Australie, l’archipel indonésien ou le Pacifique sud. « Affaiblissement des moussons » « En général, le Niño suscite aussi un affaiblissement des moussons indienne et africaine, mais il faut voir cela comme un effet statistique, qui ne se vérifie pas systématiquement », explique le climatologue Hervé Douville, chercheur au Centre national de la recherche météorologique (CNRM). Au cours du Niño de 1997-1998, particulièrement important, les précipitations y ont été proches de la normale. A l’inverse, « en 2002, El Niño était d’intensité modérée, mais a été associé à une réduction de 22 % des précipitations de la mousson indienne », selon Nick Klingaman (National Centre for Atmospheric Science, université de Reading) et jusqu’à 40 % de réduction pour le mois de juillet, qui marque le pic de la mousson. Cette année-là, ajoute M. Klingaman, les pertes de récoltes – notamment de riz – ont atteint en Inde l’équivalent de 3 % du PIB du pays. Cependant, les effets à longue distance du Niño ne sont pas tous négatifs. « En Californie, il provoque en général des pluies plus abondantes, ce qui serait plutôt bienvenu, vu la sécheresse qui y sévit depuis plusieurs années », ajoute M. Douville. L’Europe est l’un des rares continents où les effets de l’« enfant terrible du Pacifique » sont très faibles, exception faite de ceux produits sur les cours de différentes denrées agricoles : banane, céréales, riz, café, etc. Cependant, ces prix sont actuellement à des niveaux historiquement bas. Outre ses impacts locaux, l’enfant terrible du Pacifique produit également des effets mondiaux, et en particulier celui de faire sursauter la température moyenne terrestre. Les quatre premiers mois de l’année en cours pointent déjà au sommet du palmarès et l’irruption d’El Niño devrait accentuer encore la tendance. « S’il n’y a pas d’éruption volcanique d’ici à la fin de l’année [dont les émissions de cendres bloqueraient une part du rayonnement solaire], nous sommes à peu près sûrs que l’année 2015 marquera un nouveau record de température », dit Hervé Douville. Une telle éventualité verrait deux records de chaleur battus coup sur coup, 2014 étant jusqu’à présent l’année la plus chaude jamais enregistrée depuis le début des mesures, à la fin du XIXe siècle. Les liens entretenus entre El Niño et le changement climatique en cours sont complexes et sont au centre de nombreux travaux. Le réchauffement pourrait ainsi conduire à une augmentation de la fréquence des événements les plus forts, à l’image de celui de 1997-1998. « Actuellement, environ un Niño sur six est très intense, explique Eric Guilyardi. Si les émissions de gaz à effet de serre se poursuivent au rythme actuel, nous pourrions voir avant la fin du siècle cette proportion doubler. » Par Stéphane Foucart- Le Monde