Suzanne BAAKLINI| L’Orient Le Jour Une grande partie du Liban, la plus peuplée, vit depuis le 17 juillet au rythme des montagnes d’ordures dans les rues et à l’affût du moindre ramassage et de la moindre solution envisagée par un gouvernement totalement dépassé. Et pourtant, l’enchaînement des événements depuis dix-huit ans devait fatalement déboucher sur une telle catastrophe. Voici un guide historique des principales étapes de la gestion calamiteuse des déchets dans le Liban de l’après-guerre. Il détaille, entre autres, les causes profondes de cette crise de confiance qui pousse les municipalités à refuser systématiquement l’installation de décharges dans leur périmètre.

  • Au sortir de la guerre civile, au début des années 90, le problème des déchets ménagers demeurait synonyme de catastrophe écologique : à Beyrouth, une grande décharge à l’ouest, dans le secteur de Normandy (qui devait être traitée quelques années plus tard), et un énorme dépotoir côtier à l’est, celui de Bourj Hammoud (aujourd’hui fermé, mais toujours en place). Sans compter de multiples autres dépotoirs et des incinérateurs vétustes.
  • En 1997, c’est la crise. Le dépotoir de Bourj Hammoud, sursaturé, est fermé dans l’urgence, l’incinérateur de Amroussieh (sud de Beyrouth) est brûlé par des habitants en colère. Le ministre de l’Environnement de l’époque, Akram Chehayeb, adopte un « plan d’urgence » qui est toujours opérationnel aujourd’hui.
  • C’est dans le cadre de ce plan d’urgence qu’un nouveau contrat avec la compagnie Sukleen (celle-ci avait déjà décroché un contrat en 1994) a été signé pour le ramassage, le nettoyage et le traitement des déchets de Beyrouth et du Mont-Liban, qui a fini par comprendre quelque 300 municipalités (le nombre était moindre au départ). C’est avec ce plan également que la décharge de Naamé a été aménagée (et gérée par Sukomi, du même groupe que Sukleen) pour accueillir, selon le contrat initial, les déchets inertes (ni organiques ni recyclables) de cette région.
  • Les premiers signes du ratage :
  1. Selon le contrat initial, Sukleen devait ramasser 1 700 tonnes de déchets ménagers par jour, un volume qui s’est élevé à 2 300 tonnes, et jusqu’à 3 000 tonnes par jour, avec l’ajout de nouvelles municipalités.
  2. La décharge de Naamé elle-même devait accueillir un maximum de deux tonnes en dix ans, elle s’est retrouvée saturée en cinq ans, ce qui a nécessité deux élargissements supplémentaires au cours des années. En 2013, on y avait déjà enfoui dix tonnes. La raison : la capacité de compostage (transformation en compost, enrichisseur de sol) des déchets organiques (qui forment une moyenne de 50 à 60 % de nos déchets) n’a pas été augmentée avec les années, et s’est limitée aux 300 tonnes compostées par jour dans l’usine de Coral à Beyrouth (alors que la région couverte par Sukleen génère en moyenne 1 500 tonnes de déchets organiques par jour). Sur ce point, la compagnie dit avoir alerté le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) à maintes reprises pour assurer un terrain en vue de la construction d’une usine. Le CDR dit avoir alerté les autorités sans résultat… bref, on se renvoie la balle.
  3. Les déchets organiques, sources de liquides qui s’infiltrent dans le sol et d’émanations de gaz, ont continué à affluer à la décharge, d’où les désagréments ressentis par les citoyens. Malgré les précautions que la compagnie dit avoir prises dans cette décharge (dite « contrôlée », donc techniquement apprêtée à accueillir les déchets), des écologistes et des experts affirment que les liquides continuaient de s’infiltrer dans le sol et les nappes phréatiques. Quant aux émanations de gaz, elles auraient dû être récupérées pour la génération d’énergie depuis des années, processus qui n’a été mis en marche que très récemment.
  4. Les habitants des villages de Ebey et de Aïn Drafil, les principaux touchés, estiment le voisinage de cette décharge de plus en plus insupportable. En réponse aux protestations du CDR qui dit qu’un tel site est géré suivant les normes internationales et n’a pas d’incidence sur la santé (voir L’Orient-Le Jour du 9 septembre 2013), ils affirment que les déchets, dont une bonne proportion d’organiques, sont emmenés en ballots et ouverts sur place, puis retournés avec la terre, d’où la source d’odeurs insupportables qui provoquent nausées et vomissements, notamment chez les enfants. Sans compter le gaz méthane qui se dégage avec la décomposition des matières, ajoutent-ils.
  5. Autre facteur aggravant : les municipalités des environs, notamment Ebey, Aïn Drafil, Baawarta et d’autres, avaient reçu des promesses de motivations financières, étant donné que leurs terrains accueillent une décharge qui dessert une zone aussi vaste. Un décret portant le numéro 1917, datant de 1997, avait stipulé qu’elles auraient droit à de multiples avantages financiers, notamment le paiement de six dollars par tonne traitée, mais il est tombé dans l’oubli. La récupération du gaz méthane pour la génération de courant devait aussi leur permettre de jouir d’électricité gratuite, ce qui n’a pas été le cas. Début 2015, ces municipalités n’avaient encore touché aucun centime. C’est face à la colère populaire et aux menaces de sit-in en janvier 2015 qu’une intervention du député Walid Joumblatt a eu lieu et que les dus des municipalités ont commencé à être versés. Ces promesses non tenues ne sont pas de nature à encourager d’autres municipalités à emprunter le même chemin.
  6. Les municipalités du secteur couvert par Sukleen sont concernées à deux autres titres : d’une part les honoraires de la compagnie sont payés directement de la Caisse autonome des municipalités et représentent non moins de 80 % de ce budget selon des sources concordantes ; d’autre part, ces municipalités sont tenues de collaborer avec la compagnie désignée par l’État, ce qui a empêché la mise en place de projets locaux de tri et de recyclage, par exemple.
  7. Le prix de la tonne facturé par Sukleen a d’ailleurs fait couler beaucoup d’encre (quelque 130 dollars par tonne suivant le rapport Sweep-Net, de 160 à 173 dollars selon d’autres sources), considéré comme bien trop élevé par les nombreux détracteurs de la compagnie, auxquels s’est joint dernièrement le député Samy Gemayel, président du parti Kataëb. La compagnie, elle, affirme que ses services justifient ce prix. Une commission d’enquête technique vient d’être formée par le procureur général financier pour éclaircir la gestion du dossier par la compagnie.
  • Parallèlement à la saturation progressive de la décharge de Naamé, les plans nationaux de gestion des déchets, élaborés notamment par le ministère de l’Environnement avec le CDR, se sont succédé sans succès. Notons les plus récents :
  1. En 2007-2008, le ministère a annoncé la mise en place d’un plan fondé sur la création d’autres décharges en plusieurs régions. Dès qu’une municipalité était pressentie pour accueillir un tel site, la contestation populaire locale faisait surface. Le plan fut un échec.
  2. En 2010, le Conseil des ministres a approuvé une décision visant à adopter, pour le Liban, la technique d’incinération avec récupération de gaz et génération d’électricité (« Waste to Energy»). Une technologie contestée par les écologistes et de nombreux experts pour son coût et ses risques de pollution (émanations et cendres toxiques), mais qui présente, pour ses défenseurs, une solution viable pour les villes. En cinq ans, rien n’a été fait à ce niveau. La préparation du cahier des charges et des appels d’offres a été évoquée durant la crise actuelle par le ministre de l’Environnement Mohammad Machnouk, sachant que la construction des incinérateurs nécessite en soi quatre à cinq années au moins.
  3. Enfin, un plan national de gestion des déchets, étalé sur sept ans, préparé par une commission ministérielle, a été adopté en janvier 2015 avec beaucoup de retard, et suite à de nombreux conflits politiques entre parties rivales qui cherchent, selon les observateurs, à mieux se répartir les parts du gâteau. Ce plan divise le Liban en six régions devant être gérées par six compagnies (ou groupes de compagnies) privées (une réplique de l’ancien système, accusent les détracteurs). L’appel d’offres a tardé à attirer des compagnies pour les régions et n’a toujours rien donné pour Beyrouth et ses banlieues. En cause, une clause du contrat qui stipule que l’entrepreneur doit trouver lui-même le site de la décharge, une mission impossible même pour le gouvernement, comme la crise actuelle ne l’a que trop bien prouvé.
  • Les échecs successifs et les atermoiements des gouvernements posent de nombreuses questions : serait-ce une incapacité viscérale à proposer des solutions radicales aux grands problèmes de la vie quotidienne (les coupures d’électricité et d’eau qui persistent 25 ans après la fin de la guerre civile en sont un exemple frappant) ? Serait-ce un recoupement d’intérêts de personnes influentes qui préfèrent les solutions de facilité générant plus de bénéfices? Serait-ce de l’inconscience pure et simple doublée d’une propension à avantager les débats vaseux de politique politicienne, reflétant l’état général de déliquescence ? Probablement un peu de tout…
  • Quoi qu’il en soit, la crise actuelle de déchets peut être qualifiée de « chronique d’une catastrophe annoncée », pour reprendre un titre de L’Orient-Le Jour. En voici les principales étapes :
  1. Les premiers sit-in d’envergure d’habitants de la région du Chahhar pour la fermeture de la décharge de Naamé datent de janvier 2014 : le 17 janvier était la date de l’expiration du contrat de l’État avec Sukleen et de la fermeture officielle du site, les deux ayant été prolongés par décision gouvernementale, faute d’alternative. Les manifestants sont restés sept jours dans la rue et les déchets se sont empilés dans la capitale et ailleurs. Ils sont rentrés chez eux avec des promesses de solution et de fermeture du site un an plus tard.
  2. Le « plan national » n’a été adopté que quelques jours avant… la date butoir du 17 janvier 2015 : le sit-in prévu des habitants a été avorté par une intervention du leader druze Walid Joumblatt, auquel se sont ralliés les conseils municipaux. Le gouvernement avait six mois pour agir.
  3. Et puis ce fut le fatidique 17 juillet 2015 : devant une population incrédule, le gouvernement a montré qu’il n’avait rien prévu…

Publisher: Lebanese Company for Information & Studies
Editeur : Société Libanaise d'Information et d’Etudes
Rédacteur en chef : Hassan Moukalled


Consultants :
LIBAN : Dr. Zaynab Moukalled Noureddine, Dr Naji Kodeih
SYRIE : Joseph el Helou, Asaad el kheir, Mazen el Makdesi
EGYPTE : Ahmad Al Droubi
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